08 mars 2010

La sérénade op 24 de Schönberg, dirigée par Maderna




Arnold Schönberg, "révolutionnaire conservateur". Un des compositeurs ayant le plus le sens de l'histoire et de l'évolution en musique. Ayant tiré radicalement les conséquences de l'écriture chromatique de Wagner, où la tonique et la dominante, fondement de trois siècles de musique occidentale, ne dominent plus l'harmonie ni la construction des thèmes, il écrit une musique sans référence à la tonalité, qu'il dit être faussement qualifiée d'atonale. Schönberg se défend vigoureusement d'être un anarchiste ou un révolutionnaire: il s'agit là purement d'une "évolution, pas plus exorbitante que celles qui ont toujours parsemé l'histoire de la musique." Il lui apparaît évident que "sans une référence constante à une tonique, la musique est compréhensible, peut avoir du caractère et créer des ambiances, peut provoquer des émotions et n'est pas empêchée d'être gaie ou humoristique". De là, il se met à la recherche d'un nouveau moyen d'unifier la composition: ayant en 1915 commencé une symphonie dont "le scherzo consistait accidentellement de douze notes", il poursuit dans cette voie, et après les pièces pour piano op 23, il base un mouvement de sa Sérénade sur une suite de douze notes sans répétition. C'est la seule partie chantée, le mouvement central, un sonnet. Le baryton chante la même succession de douze notes, une note par syllabe, et comme ce ne sont pas des alexandrins, mais des vers de onze pieds, la dernière note se retrouve au début du vers suivant. Et ainsi de suite, en décalant. L'utilisation de la série sera dans les œuvres suivantes soumise à beaucoup plus de manipulations, du genre de celles en usage depuis Bach au moins, renversements, miroirs dans tous les sens, en écrevisse, etc.


Une sérénade, genre léger, des mouvements dansants, valse, pas dansés, une marche, et puis un menuet, des variations, une "romance sans paroles". Un choix d'instruments pour ce septuor inhabituel, une clarinette et une clarinette basse, et des cordes, violon, alto et violoncelle, et encore une guitare et une mandoline. Les instruments de la musique populaire viennoise, avec les cordes pincées pour alléger encore le mélange.

Le cœur de cette sérénade, le sonnet, est intriguant. Schönberg choisit un sonnet d'un poète du XIVème siècle, Pétrarque, dans une traduction en allemand, une forme très codée, fixée, lourde de siècles de tradition:

Puissé-je me venger de celle
qui regardant et parlant me détruit,
et puis se cache et fuit pour croître ma douleur,
me dérobant ses yeux si doux et si méchants.

Ainsi suce-t-elle en les consumant
peu à peu mes esprits las et dolents,
et sur mon cœur rugit-elle la nuit
comme le fier lion quand je devrais reposer.

L’âme, que Mort chasse de son asile,
me délaisse, et délivrée d’un tel nœud,
s’en va donc vers elle qui la menace.

Quelqu’une fois je m’émerveille bien,
pendant qu’elle lui parle et pleure et puis l’embrasse,
qu’à l’écouter son sommeil ne se rompe.



(Traduction inédite de Didier Marc Garin

Quand Schönberg aborde l'atonalité dans son second quatuor, il confie là aussi à la voix l'annonce du changement, sur un poème on ne peut plus contemporain, "Je ressens le vent d'autres planètes...". Ici, que veut-il nous dire en associant sa nouvelle méthode d'écriture avec ces gémissements d'amoureux désespéré?
Dans les quatrains se plaignant du cruel objet de son amour, Laure de Sade, qui, en digne aïeule du divin marquis, se dérobe à lui le jour, et la nuit le hante comme un démon cherchant à s'emparer de son âme, âme qu'il décrit dans les tercets en plein voyage astral?
Nous sommes bien éloignés de la sérénade de Don Giovanni ou même de celle, grotesque, de son propre Pierrot lunaire. Nulle séduction de belle à sa fenêtre ici.

Schonberg ne s'attarde d'ailleurs pas sur cette expérience de mort imminente et enchaîne avec une danse guillerette, et le finale débute par un pot-pourri de citations des précédents mouvements, "conférence des instruments sur ce qui devrait être joué à la fin de la sérénade" selon l'auteur.... Paradoxe de cette œuvre qui introduit la méthode de composition qu'il utilisera désormais, le dodécaphonisme, où aucune note n'a plus de poids qu'une autre, tout en reniant le principe de marche en avant, sans retour de thèmes, qu'il suivait jusqu'alors.

La Sérénade est ici jouée par le Mélos ensemble de Londres sous la direction de Bruno Maderna, un enregistrement des 27 et 28 mars 1961. Le baryton est John Carol Case.


De même que Maderna compositeur s'est présenté au disque avec sa propre Sérénade, la seule œuvre de Schönberg qu'il enregistrera (à l'exception des deux minutes quarante et une des "Trois petites pièces pour orchestre" de 1910), lui qui les dirigeait toutes en concert, sera aussi la Sérénade. Si un étudiant en musicologie veut bien faire sa thèse sur Maderna et les sérénades....


À noter que comme Schönberg utilise dans sa partition l'ancienne numérotation du Canzoniere pour le sonnet, 217, certains éditeurs discographiques fournissent une traduction erronée puisque le sonnet porte actuellement le numéro 256!

L'original du sonnet, la traduction allemande utilisée par Schönberg, et une traduction anglaise se trouvent dans la bibliothèque annexe.

La Sérénade de Schönberg dirigée par Maderna, en flac 

La Sérénade de Schönberg dirigée par Maderna, en mp3

Pour les amateurs de comparaisons, le blog "The music parlour" a publié la version dirigée par Mitropoulos en 1949.