12 avril 2010

Un concert du New Phonic Art vers 1976-77






Prenez un musicien qui joue de tout ce qui a une anche simple comme il respire, qui fait aussi respirer le bandonéon, sait où mettre les doigts sur le piano à l'occasion, et a joué avec tout le monde, du bal de village du pays basque à la salsa, de la musique contemporaine à Mozart et au free jazz.









Prenez ensuite un qui joue de tout ce qui a une embouchure, du trombone, son instrument officiel, au cor des Alpes. Le cor des Alpes, vous savez, une corne de plus de 3 mètres... En passant par un tas d'instruments exotiques ou anciens, bref, à embouchure, mais je ne jurerais pas qu'il ne touche pas à autre chose si besoin. Et la définition du besoin dans certaines circonstances est élastique.






Ajoutez un pianiste virtuose, qui maîtrise tous les modes de jeu, comme on peut le voir sur la photo.









Et enfin, un percussionniste qui tape sur tout ce qui peut résonner ou pas.






Appelons-les Michel Portal, Vinko Globokar, Carlos Roque Alsina et Jean-Pierre Drouet. Mil neuf cent soixante neuf, année chaotique. Ces quatre musiciens fondent un groupe dédié à la «musique de chambre contemporaine improvisée», et influence du free jazz oblige, lui donnent un nom anglais, le New Phonic Art.
Musique totalement improvisée. L'époque s'y prêtait: les compositeurs européens entrant dans la carrière au sortir de la guerre avaient poussé jusqu'à l'absurde les théories de Schönberg avec lequel aucun n'avait étudié, corsetant à l'extrême l'écriture. Une réaction était venue des États-Unis, introduisant de l'indéterminé, et donnant ainsi un rôle à l'interprète dans la création. Certains compositeurs européens le limitaient à choisir l'ordre des parties de l'œuvre, d'autres allaient plus loin, en offrant à l'interprète le choix de certaines durées par exemple. Ce qui n'allait pas sans poser de problèmes à des instrumentistes formés à un solfège plus strict... Bruno Maderna répondait ainsi à un violoniste qui demandait devant telle note combien de temps il devait la tenir: "Comme vous voudrez, une seconde, ... ou toute la vie...".
À la même époque, le jazz aux États-Unis sort de l'interprétation des standards et le premier disque "officiel" de free jazz, dû à Ornette Coleman en 1961, et portant le même nom, est sous-titré: improvisation collective. Pas de répétitions, pas d'entente préalable, le même principe que le New Phonic Art.
Cependant, la musique jouée par le New Phonic Art n'est pas du free jazz. Certes, à l'écoute de certaines pièces, la différence est ténue. Mais les membres du New Phonic Art n'ont jamais revendiqué d'en faire. Portal a monté deux ans plus tard son propre groupe, le Michel Portal Unit, avec parfois Drouet aux percussions, pour justement faire du free jazz.
L'improvisation fait appel à tout le savoir, le vécu, le joué, l'imaginaire, de l'improvisateur. Et cet imaginaire apparemment n'est pas le même quand on joue du jazz ou de la musique contemporaine. Une influence inconsciente. Comme un costume qui aide un acteur à se mettre dans la peau du personnage. Et s'ils ne se mettaient d'accord sur rien avant de jouer, ni ne commentaient après ce qu'ils avaient fait, ils jouent cependant ensemble, s'écoutent, réagissent, se surprennent.
Les musiciens de free jazz, américains ou européens, jouaient essentiellement de leurs instruments; les musiciens du New Phonic Art jouaient avec leurs instruments. Et avec de nombreux autres que l'on n'appelait plus exotiques mais extra-européens .
L'humour était une composante importante aussi, de même que le spectacle. Kagel, qui réfléchissait aux mêmes questions, développait à la même époque son théâtre musical, farci d'humour et de modes de jeux instrumentaux étranges.
J'ai assisté à un de leurs derniers concerts, et voir Globokar s'époumoner dans un cor des Alpes, en frappant du pied comme pour pomper, était déjà un spectacle. Portal avait apporté un lecteur de cassettes et montait tout doucement le son d'une conférence de Kagel. Grand éclat de rire quand le son de sa voix a fini par remplir la salle et parvenir aux oreilles des trois autres. Drouet jouait d'une boite de thé, produisant des claquements en enfonçant et relâchant les côtés de ces boites cubiques en métal. Alsina ne s'est pas couché dans le piano comme sur la photo.

Musique emblématique de cette époque qui est si loin de nous, pleine d'énergie, pleine de politique, d'utopie, de réflexion sur la création, pleine de fantasmes sur la création collective et l'expression individuelle.

Cette dialectique improvisation/écriture a été explorée par les deux compositeurs membres du groupe, Alsina et Globokar, dans des œuvres mixtes: "Überwindung" pour 4 solistes et orchestre et "Rendez-vous" pour 4 solistes, d'Alsina, et "Correspondences" pour 4 solistes de Globokar. Ne connaissant pas ces œuvres je ne peux qu'imaginer la tension improvisation écriture...
Créations instantanées et éphémères, disparues aussitôt que créées, mêmes celles qui ont partition. Seuls deux disques peuvent donner une idée de treize années de concerts. Non réédités, ils sont cependant accessibles grâce aux blogs... Celui publié par Deutsche Gramophone en 1974 (oui, pour les plus jeunes, il y a eu une époque où DGG ne se contentait pas d'enregistrer Chopin joué par de jolies filles), et celui publié en 1971 par Wergo. "Correspondences" a été lui aussi enregistré et se négocie d'occasion une fortune. Combien de concerts les archives des radios mondiales renferment-elles?
Dans une interview en 2005 (en anglais, retraduite par mes soins), Portal raconte ainsi la fin de l'aventure: "Mais finalement nous avons dû arrêter le groupe, parce que nous avions atteint les limites de ce qui pouvait arriver avec les personnalités des musiciens et avec l'ensemble. Comme c'était de l'improvisation pure, on pouvait dire ce que les autres allaient faire avant qu'ils ne le fassent. Un des musiciens était un gars triste, et il commençait toujours ses improvisations avec une plainte: "oooh, oooh, mmm ... "et je pensais toujours :"Je sais qui fait ça!". Quoiqu'il fasse ou que quelqu'un d'autre fasse, ça s'est toujours passé comme ça. Donc, c'était cuit. En outre, il était devenu commun d'intégrer de la liberté dans la forme écrite, comme un outil, et ça nous a paru plus sensé."

C'était vers 1985. Le SIDA était arrivé en Europe. La fin de l'insouciance des années 70.

Les deux extraits de concerts présentés ici proviennent d'un enregistrement (monophonique hélas! mon matériel de l'époque) diffusé par France Musique vers 1976 ou 1977.

Comme le dit Drouet dans une interview qui figure dans le deuxième extrait de concert: "La fatigue est un mot que nous ignorons!"

Le New Phonic Art en concert, en flac

Extrait d'un autre concert, en flac

Le New Phonic Art en concert, en mp3

Extrait d'un autre concert, en mp3